Aujourd’hui, j’aimerais vous partager une réflexion autour d’un thème qui me tient très à cœur : le lien entre les études historiques et l’unité des chrétiens. Cet article est issu d’une communication orale que j’ai effectuée au cours d’une rencontre universitaire. Le style est donc un peu différent des articles habituellement postés sur ce blog.
Introduction
La communication que je propose est un essai de réflexion sur le lien entre les études historiques et la fraternité, envisagée ici sous l’aspect plus spécifique du rapprochement entre les différentes confessions chrétiennes. Cette réflexion est partie de mon expérience personnelle, qui a ensuite été renforcée par plusieurs constats sur lesquels je reviendrai à la fin de l’exposé.
La thèse que je propose est la suivante : le développement des études historiques a favorisé le rapprochement des différentes confessions chrétiennes.
Pour cette présentation, je me concentrerai principalement sur les relations entre catholiques et protestants. Nous verrons tout d’abord que les polémiques liées aux réformes ont contribué au développement des études historiques. Celles-ci étaient donc au départ menées dans un but de combat. Cette première phase entamée dès le 16e siècle, s’est poursuivie jusqu’au milieu du 19e siècle. Puis dans un second temps, les choses ont progressivement évolué. Les connaissances historiques ont poussé chacun des camps à modérer ses propres positions, ce qui a, à terme, conduit à un rapprochement.
I. Controverses doctrinales et études doctrinales
Il est souvent répété qu’un des principes fondateurs de la Réforme protestante est le Sola Scriptura, « l’Ecriture seule ». Cela signifie qu’en matière de théologie seule la Bible est tenue pour infaillible, la Tradition a donc un moindre poids. On pourrait penser que cette doctrine conduirait les protestants à se désintéresser des questions .Si cela est vrai pour Martin Luther lui-même, qui n’a jamais été grand amateur des Pères de l’Eglise, ce présupposé doit sérieusement être nuancé pour la plupart des autres réformateurs. Ainsi, le bras-droit de Luther, Philippe Mélanchthon (1497-1560) accorde une grande importance aux Pères de l’Eglise et au consensus des premiers siècles du christianisme. Ce constat est encore plus vrai dans les milieux réformés. Dans son Epître au Roi, qui sert de préface à l’Institution de la religion chrétienne, Jean Calvin cite à de nombreuses reprises les Pères pour appuyer ses propos ; et cette habitude sera poursuivie par ses successeurs. En réalité, pour la plupart des protestants l’Eglise ancienne jouit d’un grand prestige et il est donc important de montrer que leurs croyances sont en accord avec celles des premiers Pères.
Comme l’a bien souligné Pontien Polman dans sa thèse sur L’élément historique dans la controverse religieuse au XVIe siècle, ce sont les protestants qui ont commencé dans les polémiques doctrinales à recourir à l’argument historique pour combattre les catholiques. Ce travail a été poursuivi par Rémi Snoeks qui a particulièrement étudié la question pour la controverse eucharistique au siècle suivant. Dès la fin du 16e siècle, Philippe Duplessis-Mornay (1549-1623) produit un important dossier patristique. Ce travail incite des auteurs catholiques à se lancer dans un travail similaire pour lui répondre et le meilleur d’entre eux sera le cardinal du Perron (1556-1618), un calviniste converti au catholicisme. Parmi les plus importants contributeurs, citons Edme Aubertin et Jean Daillé (1594-1670) du côté réformé et Antoine Arnauld (1612-1694) et Pierre Nicole (1625-1695) du côté catholique.
Tous ces travaux ont des conséquences importantes sur le développement des études historiques, puisque l’on retourne directement aux textes sources des Pères (un processus déjà entamé par les humanistes). Mais on développe aussi des méthodes de critique textuelle pour détecter les œuvres apocryphes. Dans ce domaine, c’est André Rivet (1573-1651) qui apporta la contribution la plus importante. Si au départ les prises de position sont très polémiques, au fil du temps, on arrive progressivement à se mettre d’accord sur un certain nombre de points. Ainsi, l’œuvre de Denys l’Aréopagite est par exemple reconnue comme une pseudépigraphie plus tardive. De même d’autres textes attribués à tel ou tel Pères sont reconnus comme apocryphes. Cette étape est importante car au-delà de la controverse, on se met progressivement d’accord sur une méthode historique qui conduit à trouver des points de convergences. Toutefois, à cette époque, la plupart des auteurs, tant catholiques que protestants, ont encore une vision fixiste de l’histoire qui les empêche de prendre en compte le développement historique des dogmes. Cette position est magistralement exprimée par Bossuet dans son Histoire des variations protestantes. Les dogmes sont immuables et seule l’hérésie a une histoire. L’Eglise catholique a une tradition qui se maintient telle quelle depuis les origines. Le but des historiens est donc de retrouver tous ces éléments chez les auteurs les plus anciens. Les protestants tiennent eux des thèses opposées mais tout aussi catégoriques. Cela pousse les uns et les autres à tordre quelque peu le sens des textes patristiques étudiés, lorsque ceux-ci ne collent pas exactement avec les idées qu’ils veulent défendre.
II. Un tournant : l’historisation des doctrines
Un tournant important a lieu dans la seconde moitié du 19e siècle. Dans le monde catholique, il faut retenir deux noms : John Henry Newman (1801-1890) et Louis Duchesnes (1843-1922). Le premier est un ancien prêtre anglican converti au catholicisme et finalement créé cardinal. Son parcours est extrêmement intéressant pour notre sujet, puisque sa conversion est justement liée à ses études historiques. Tenant en haute estime les Pères, il avait déjà au sein du Mouvement d’Oxford tenté d’élaborer une via media entre protestantisme et catholicisme. Toutefois, ses travaux l’ont finalement conduit à se tourner complètement vers le catholicisme. Une fois catholique, il a cependant apporté un changement important en introduisant l’idée d’un développement des dogmes. Ainsi, il n’était plus nécessaire de chercher à retrouver l’intégralité des dogmes chez les Pères et on pouvait accepter l’idée d’une progression doctrinale au cours de l’histoire, ce qui permettait de mieux étudier chaque texte pour lui-même.
Une évolution similaire a eu lieu avec le travail de Mgr Duchesnes (1843-1922). Au début de sa carrière, celui-ci constate que les Pères anténicéens ont des propos peu conformes à l’orthodoxie trinitaire et leur déni à cause de cela le titre de Père. Dans sa leçon de clôture, il reconnaît finalement une erreur de jugement et insiste sur l’importance de tenir compte de l’évolution historique. Il est anachronique de juger les Pères anténicéens à l’aune de critères définis après eux. Ainsi, il en vient lui aussi à une prise en compte de la dimension historique des dogmes. C’est cette démarche qui permet de créer l’histoire des dogmes, un simple intitulé qui aurait été impensable dans une mentalité fixiste.
III. Renouveau patristique et oecuménisme
Parallèlement, le travail d’édition des textes patristiques se poursuit. Dès le 19e siècle, il faut signaler la grande entreprise de Migne (1800-1875) avec l’édition des textes des Pères grecs et latins. Une étape suivante est franchie en 1942 avec la création de la collection « Sources chrétiennes » qui a très vite proposé le texte original (en grec ou en latin) accompagné d’une traduction française, dans le but de rendre les Pères de l’Eglise accessibles à un public beaucoup plus large. Cette entreprise a été menée par un groupe d’historiens et de théologiens jésuites regroupés autour de Fourvière en région lyonnaise. Le nom le plus connu étant celui d’Henri de Lubac (1896-1991). A côté de ce scolasticat jésuite, il faut aussi évoquer le scolasticat dominicain du Saulchoir avec les P. Chenu (1895-1990) et Congar (1904-1995).
Tous ces prêtres, qui travaillaient dans des domaines différents, avaient en commun d’être à la fois historiens et théologiens. Leurs études historiques les ont sensibilisé à la complexité de l’histoire et les ont conduit à être plus sensibles aux opinions des « frères séparés ». Cette attitude a d’ailleurs été très vite suspectée par Rome et les trois Pères en question ont été, à des degrés divers, sanctionnés par l’autorité romaine avant le concile Vatican II. Après ce concile, les choses ont considérablement évolué, puisqu’ils ont été réhabilités et deux d’entre eux, Congar o.p et De Lubac s.j, ont même été créés cardinaux à la fin de leur vie.
Conclusion
En conclusion, j’aimerais brièvement résumer la thèse proposée. Les différentes réformes protestantes ont provoqué en Europe une crise religieuse. Cela a poussé les protagonistes de chaque camp à chercher des justifications de leurs propres positions dans l’histoire. Les disciplines historiques ont donc été passablement développées à cette époque. Toutefois, ce travail historique a conduit progressivement les chercheurs à se rendre compte que les questions étaient souvent plus complexes et que l’adversaire n’avait pas toujours totalement tort.
L’émergence d’une conscience historique a notamment conduit à l’abandon de la position fixiste et la prise en compte de l’évolution doctrinale. Cette reconnaissance a ensuite permis de mieux cerner les textes étudiés puisque l’on ne cherchait dorénavant plus à les faire correspondre à tout prix à des doctrines postérieurs.
Cette nouvelle attitude a permis de « déconfessionnaliser » la recherche historique et, maintenant, catholiques et protestants, chrétiens et non-chrétiens arrivent progressivement aux mêmes résultats. Il y a certes encore des points de débats et de désaccords entre historiens, mais ceux-ci ne recoupent plus aujourd’hui les clivages confessionnels.
Toutefois, et c’est le dernier point que j’aimerais souligner dans cette intervention, cette évolution des sciences historiques n’a pas un intérêt purement intellectuel ou académique, mais elle a des conséquences aussi éminemment pratiques, notamment dans les relations entre chrétiens.