Ceux qui suivent mon blog depuis quelques temps ont peut-être remarqué que j’avais tendance à utiliser le terme de « Judéen » pour désigner les Israélites contemporains de Jésus et non le terme de « juif » comme cela se fait couramment.
Dans cet article, j’aimerais expliquer pourquoi. Je commencerai par une citation extraite d’un livre de Simon Mimouni, Directeur d’Etudes à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, que je commenterai. En conclusion, je reviendrai sur les conséquences de cette distinction, ce qui me permettra aussi d’expliquer pourquoi je n’adhère pas au sionisme chrétien.
Simon Mimouni sur la différence entre « juif » et « judéen »
« Le mot «juif» est l’héritier d’un terme du vieux français dont les formes sont giu, juiu ou juieu et que l’on retrouve dans l’anglais jew. Par ce relais, il vient du latin judaeus, translittération du grec ioudaïos. A son tour, le grec ioudaïos est la translittération de l’hébreu yehûdi (pluriel yehûdim) ou de l’araméen yehûdaï (pluriel yehûdaïn). Adjectif puis substantif, ce mot a pour fondement l’hébreu Yehûdah qui est devenu en araméen Yehûd, en grec Iouda ou ioudaïa et en latin Judaea, d’où le français Judée : le nom de l’ancien royaume de Juda, le « Royaume du Sud » de l’époque de David et de Salomon.
Durant la période du Premier temple, on désigne par le terme «Judéen » les habitants du royaume de Juda, de 940 à 587 avant notre ère (pour la première fois en 2 R 16, 6) – le terme « Israélite » étant réservé aux habitants du royaume d’Israël. Cependant, lors de la disparition du royaume d’Israël, en 722 avant notre ère, le terme «Judéen » en vient à désigner aussi les ressortissants de ce dernier, prenant alors non seulement une dimension politique mais aussi une dimension religieuse.
Durant la période du Second temple, le terme «Judéen » est largement employé tant par les Judéens que par les Grecs et les Romains, aussi bien en Palestine qu’en Diaspora, y compris dans les inscriptions. Observons que sous les Hasmonéens le mot «Judéen » est la désignation officielle des ressortissants de la Judée, notamment utilisée de manière bilatérale dans les relations ou échanges politiques (1 M 8, 21-32 ; 12, 1-23 ; 15, 16-24).
Le terme «Judéen » présente l’avantage de ne pas être anachronique et de rendre plus fidèlement les réalités antiques. Car il veut simplement signifier que l’idée d’une identité liée à l’origine géographique (personne originaire de Judée et obéissant aux lois en vigueur dans ce territoire) a précédé celle d’un statut essentiellement religieux (personne relevant des croyances et pratiques judéennes), ce dernier n’ayant été perçu comme tel que bien plus tard à une date encore en discussion parmi les critiques. Shaye J.D. Cohen a ainsi proposé l’usage de ce terme mais en le limitant aux 2e-1er siècles avant notre ère. Steve Mason a estimé également que ce même terme est plus adéquat car dans l’Antiquité, au moins jusqu’aux 4e-5e siècles (de notre ère), les Judéens sont compris comme un groupe ethnique comparable à d’autres groupes ethniques avec leur dieu, leur loi et leur temple, et non pas comme les fidèles d’une « religion ». Entre les deux hypothèses, il convient de pencher pour la seconde d’autant que le peuple en question s’est pensé plutôt comme un peuple « biologique » et non comme un peuple « religieux», au moins jusqu’à l’émergence du mahométisme aux 7e--8e siècles et peut-être bien après- notamment avec l’apparition du protestantisme au 16e siècle et de la modernité aux 17e-18e siècles – Baruch / Benoît Spinoza, philosophe, apparaît comme le pur produit d’une « judéité biologique», non d’une «judéité religieuse ».
Pour l’Antiquité, on va donc utiliser dans cet ouvrage le terme «Judéen » et non le terme «juif», du moins tant que le peuple judéen est mis en relation avec la terre judéenne. Il n’y a pas équivalence entre ces deux termes : le second se substitue au premier à une époque qui n’est sans doute pas antérieure au 2e siècle de notre ère, voire plutôt le courant du 4e siècle avec la mise en place du christianisme comme « religion » officielle dans l’empire romain. Par conséquent, on n’utilise que fort rarement le terme «juif» mais plutôt le mot «Judéen » qui paraît bien plus approprié pour l’époque considérée, comme le montre le nouveau consensus qui se forme progressivement parmi les chercheurs, davantage en Amérique anglo-saxonne qu’en Europe francophone ou autre. Il est évident cependant que le terme « juif » va demeurer encore longtemps dans le langage courant, car on sait que l’usage n’a cure des nuances- sur ce point comme sur tant d’autres : il devrait pourtant en être autrement pour les chercheurs. » (1)
Commentaire
Dans ce texte, Simon Mimouni attire l’attention sur une différence essentielle. Nous ne pouvons pas confondre le judaïsme au temps de Jésus et le judaïsme actuel. Aujourd’hui, le judaïsme est avant tout une religion, même si l’aspect ethnique n’est pas absent.
Ceux qui sont juifs sont ceux qui sont issus du judaïsme rabbinique, ou d’un groupe dissident comme le karaïsme. Les juifs ne sont donc pas un peuple en tant que tel, mais bien une religion constituée de différents peuples. Il suffit de mettre côté à côté un ashkénaze, un séfarade et un falasha pour s’en rendre compte.
Au contraire, à l’époque de Jésus, les Judéens étaient avant tout un peuple lié à une terre, la Judée. Dans l’Ancien Testament, le peuple élu était un peuple terrestre, le peuple hébreu. Celui-ci était composé de treize tribus, toujours comptées comme douze. Suite à des exils successifs, plusieurs d’entre elles avaient fini par disparaître, mais il en restait encore des restes à l’époque de Jésus. Ainsi, l’apôtre Paul pouvait par exemple affirmer qu’il venait de la tribu de Benjamin. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et la distinction tribale n’a plus aucun sens dans le judaïsme actuel, alors qu’elle était pourtant fondamentale dans la législation mosaïque.
Le peuple judéen
Le peuple Judéen était donc avant tout un peuple au sens ethnique du terme. Ce peuple était réuni autour du culte sacrificiel institué par Moïse, d’abord avec le tabernacle dans le désert, puis le Temple depuis l’époque de Salomon. Toutefois, il n’y avait aucune uniformité, puisqu’il existait des courants religieux divers : sadducéens, pharisiens, esséniens, etc.
Après la destruction du Temple en 70 et l’échec de plusieurs révoltes, ces courants ont progressivement disparu et il ne resta plus que le courant pharisien et celui des disciples de Jésus. C’est de ces deux courants que naquirent deux religions : le judaïsme rabbinique, qui se constitua durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, et le christianisme.
Le judaïsme rabbinique
Ainsi, le judaïsme rabbinique ne correspond pas au judaïsme du temps de Jésus. Il est seulement l’héritier principal d’un de ses courants religieux, celui des pharisiens. Le christianisme n’est donc pas le « petit frère » du judaïsme », car le judaïsme rabbinique n’est pas plus ancien que le christianisme. Il s’est construit parallèlement à celui-ci et de manière progressive.
Ces deux religions sont donc bien issues d’un même peuple, le peuple judéen, mais ce peuple a définitivement disparu. Les juifs sont, comme les chrétiens et les musulmans, les héritiers des Judéens, mais on ne peut pas simplement poser une équivalence entre « les juifs » d’aujourd’hui et « les Judéens » du temps de Jésus.
Conséquences
Ce constat historique a des conséquences importantes dans plusieurs domaines et permet notamment d’éviter deux grands problèmes :
- Premièrement, les juifs n’ont aucune responsabilité particulière dans la crucifixion de Jésus. On ne peut donc pas les accusés d’un « déicide », qui serait un crime propre à leur peuple, dont les autres humains seraient innocents.
- Mais deuxièmement, on ne peut pas non plus leur attribuer les prophéties de l’Ancien Testament qui concernaient le peuple hébreu. En ce sens, il n’y a ni retour à une Terre, ni reconstruction d’un Temple ou quoique ce soit d’autre. C’est pour cette raison que je n’adhère pas au sionisme chrétien.
Cela ne veut pas dire que je sois contre l’Etat d’Israël, mais je considère que c’est un problème politique, qui doit donc trouver une solution politique et qu’il n’y a pas à invoquer dans ce contexte des textes bibliques, cette attitude reposant sur une confusion entre le peuple hébreu de l’Ancienne Alliance et les juifs d’aujourd’hui.
Note
(1) Mimouni, 2012, p.22-23.
Bibliographie
Mimouni, S. (2012). Le Judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère. Des prêtres aux rabbins. Paris : Presses Universitaires de France.
Articles liés
La langue des Judéens au temps de Jésus
Le Targoum et son utilité pour l’étude du Nouveau Testament
La question alimentaire dans l’Eglise apostolique
Version vidéo