Je continue ma série sur le progrès dans l’histoire humaine, en vous proposant cette fois un extrait de la chronique de Raoul Glaber, un moine de Cluny engagé dans le combat réformateur de son temps. Ecrite entre 1031 et 1047, cette chronique, une des plus célèbres du Moyen Âge, permet de découvrir l’occident médiéval aux alentours de l’an mil
Texte
« Par la suite, la faim commença à sévir sur toute la terre, menaçant de mort l’ensemble du genre humain. Le temps, en effet, se trouva bouleversé au point que jamais on ne trouva un moment où faire les semailles, ni les moissons, en particulier à cause des inondations. On avait l’impression que les éléments, opposés entre eux, se livraient bataille, alors que, sans aucun doute, ils châtiaient l’insolence des hommes. Les pluies continues avaient à ce point imbibé le sol que durant trois ans il fut impossible de tracer le sillon pour y semer. Au temps des moissons, les mauvaises herbes et la funeste ivraie recouvraient la surface des champs. Dans le meilleur des cas, un muid de grain semé rendait un setier lors de la moisson, duquel on pouvait difficilement tirer plus d’une poignée de grains. Cette famine vengeresse commença à l’est : dévastant la Grèce, elle passa en Italie et se diffusa par la suite a travers les Gaules, et s’étendit à toutes les populations des Angles. Le manque de nourriture accable les peuples tout entiers, riches et moins riches étaient amaigris, comme les pauvres, car la misère universelle avait mis fin aux pillages des puissants. S’il se trouvait quelque nourriture à vendre, le vendeur pouvait, selon son bon plaisir, augmenter ou respecter le prix accoutumé : on vit ainsi en beaucoup d’endroits le muid de grain à soixante sous, dans d’autres cas le sextier à quinze sous.
Après avoir mangé le bétail et les oiseaux, les hommes se mirent, poussés par une faim atroce, à manger des charognes ou autres nourritures innommables. Certains allèrent jusqu’à manger les algues des rivières pour échapper à la mort, mais en vain : il n’y avait d’autre moyen d’échapper à la fureur divine que de revenir en soi. Dire à quels excès porta la corruption du genre humain provoque l’horreur: on vit alors, ô douleur ! ce qu’on n’avait vu que rarement dans le passé, des hommes rendus furieux par la faim, manger la chair d’autres hommes. Les voyageurs, assaillis par des hommes plus vigoureux qu’eux, étaient démembrés, cuits au feu et mangés. Beaucoup d’autres, qui fuyaient la famine de région en région furent égorgés de nuit par leurs hôtes et servirent de repas à ceux qui les avaient accueillis. Très souvent, montrant un fruit ou un œuf à un enfant, on l’entraînait dans un lieu écarté pour le tuer et le manger. En beaucoup d’endroits les cadavres furent exhumés et servirent à apaiser la faim. On en vint à un point de démence tel que le bétail abandonné courait moins de risque d’être surpris que les hommes. Comme si manger de l’homme était entré dans l’usage, on vit quelqu’un apporter de la chair humaine cuite au marché de Tournus, comme s’il s’agissait de quelque animal. Arrêté, il ne ma pas son crime et fut lié au bûcher et brûlé. On enterra la chair. Quelqu’un vint, de nuit, l’exhumer et la manger. Il fut brûle de même. » (1)
Note
Raoul Glaber, Histoires, IV, 10. (trad. Mathieu Arnoux)