Quelques remarques sur la théorie de la substitution pénale

Il y a quelques mois, j’ai entamé une réflexion autour de notre compréhension du sacrifice de Jésus. En effet, si tous les chrétiens sont d’accord pour dire que Jésus est mort et ressuscité, il existe différentes manières de comprendre ce sacrifice.

A titre personnel, je considère que ce qui est fondamental c’est l’acte en lui-même. Le premier discours de Pierre, rapporté en Actes 2, montre que c’est l’adhésion à cette réalité qui procure le salut et non le sens qu’on lui donne. Toutefois, je reconnais aussi qu’il est parfaitement légitime de chercher à comprendre le sens de cet événement et que cela est même important pour mieux connaître Dieu.

La théorie de la substitution pénale

Dans le protestantisme luthéro-réformé, c’est la théorie dite de « la substitution pénale » (TSP pour les intimes) qui est dominante. On peut résumer cette théorie en trois points :

  1. L’homme a péché. Le péché constitue une faute qui nécessite une punition : la mort.
  2. Dieu doit punir le péché, mais Il veut sauver l’humanité. Il y a une tension entre la justice de Dieu, qui exige la punition du péché, et l’amour de Dieu, qui veut éviter à l’humanité cette punition.
  3. Pour résoudre ce dilemme, Dieu punit Jésus à la place de l’humanité. Ainsi, la peine du péché a été exécutée et l’homme est sauvé.

Cette théorie est très répandue dans les milieux protestants confessants, mais beaucoup de personnes y adhèrent « passivement », sans avoir véritablement réfléchi au sujet.

Cette façon de comprendre le sacrifice de Jésus pose pourtant, à mon avis, de sérieux problèmes et c’est ce que j’aimerai exposer ici.

Ma réflexion personnelle

Cela fait déjà un certain temps que je sentais ces problèmes sans parvenir à les définir clairement. Depuis mon premier article, j’ai eu le temps d’approfondir la question, en étudiant notamment le Lévitique et le système sacrificiel de l’Ancien Testament et en réfléchissant aux différentes théories judiciaires.

Sans forcément prétendre à une réponse définitive, j’ai donc maintenant les idées un peu plus claires sur ce sujet et, puisque cela m’a été plusieurs fois demandé, j’ai décidé de faire un article de synthèse pour présenter mes principales objections à cette théorie.

La liste n’est pas exhaustive, mais je vous en propose déjà quatre.

Objection 1 : Le principe de « substitution pénale » est incompatible avec le système sacrificiel de l’Ancien testament

J’ai eu l’occasion de développer ce point lors de mon étude sur le Lévitique. J’invite donc le lecteur à s’y référer, je reprendrai simplement ici les grandes lignes.

Tout d’abord, il est important de comprendre que le cadre de pensée institué par la Loi de Moïse est complètement différent du nôtre. Nous raisonnons en terme de « bien » et de « mal », tandis que la Loi de Moïse est fondée sur d’autres oppositions, en particulier entre « pur » et « impur » et entre « sacré » et « profane », ce qui est très différent.

L’impureté est ce qui empêche le contact entre Dieu et les hommes. Si l’impur rentre en contact avec le saint, c’est la mort. Il est donc nécessaire d’être pur pour pouvoir être en contact avec Dieu.

Dans l’Ancien Testament, il existe différents types d’impuretés et le but des sacrifices est précisément d’effacer ces impuretés. En revanche, le sacrifice ne relève pas du domaine judicaire et ne peut en aucun cas remplacer une peine, comme le suppose la théorie de la substitution pénale.

1) Les sacrifices sont exécutés pour les impuretés ne requérant pas une peine judicaire : l’accouchement, les menstruations et surtout les fautes involontaires. En particulier, j’insiste sur le fait que le Lévitique indique clairement que les « sacrifices pour le péché » ne peuvent couvrir que les péchés commis involontairement. C’est d’ailleurs à cela que fait référence l’auteur de l’épître aux Hébreux  (10 : 26-27), lorsqu’il dit :

« Car, si nous péchons volontairement après avoir reçu la connaissance de la vérité, il ne reste plus de sacrifice pour les péchés, mais une attente terrible du jugement et l’ardeur d’un feu qui dévorera les rebelles. »

2) Les sacrifices accompagnent aussi les peines de réparation. Par exemple, les vols. La personne doit réparer son vol par un dédommagement matériel et en plus effectuer un sacrifice.

3) Les sacrifices peuvent aussi purifier la communauté après le péché de certains membres.

Toutefois, en aucun cas, un sacrifice ne peut remplacer une peine. Et c’est là, le plus grand contresens de la théorie de la substitution pénale.

Si une personne commet une faute méritant une sanction, elle doit être sanctionnée. Dans la grande majorité des cas, cette sanction est la mort.

Ce qu’il faut retenir, c’est que la Bible ne prévoit aucun cas où un sacrifice puisse remplacer l’exécution d’une peine ou servir à pardonner une faute volontaire. Le sacrifice n’agit pas dans le domaine judiciaire, mais est là pour assurer la purification du péché, afin de permettre le rétablissement ou le maintien des relations entre Dieu et les hommes.

La seule possibilité qu’une peine ne soit pas appliquée est le recours à la miséricorde (divine ou humaine), ce qui me conduit au deuxième point.

Objection 2 : La théorie de la substitution pénale implique une logique judicaire contraire à la conception biblique de la justice

Une deuxième objection majeure peut être faite à la théorie de la substitution pénale, celle de reposer sur une conception non-biblique de la justice.

Les théories de la justice

On peut en effet distinguer deux grandes théories de la justice qui peuvent être définies par le rôle attribué à la peine. Dans la première théorie, la peine est une fin en soi, tandis que dans la seconde, la peine est un instrument.

Toute la théorie de la substitution pénale se fonde sur le présupposé que toute faute doit nécessairement entrainer un châtiment. C’est une conception de la justice qui existe, mais qui n’est ni évidente, ni universelle. Or, les partisans de la TSP affirment ce présupposé sans avoir démontré (bibliquement ou philosophiquement) sa validité.

Dans la deuxième théorie, que je défends, la faute implique bien évidemment une expiation, mais cette expiation ne passe pas nécessairement par une peine. Au contraire, une peine peut même s’avérer contre-productive et la miséricorde peut parfois être plus efficace pour parvenir au rétablissement de la justice.

Cette théorie ne rejette pas la peine, mais réduit celle-ci au rôle d’instrument et ne la considère pas comme une fin en soi. La peine n’est appliquée, que si l’on estime que cela est nécessaire et profitable.

Le Code d’Hammourabi

En dehors de la Bible, nous avons un très bon exemple de cette logique judicaire dans le Code d’Hammourabi. Ce texte est probablement le plus ancien texte législatif actuellement connu. J’illustrerai ce point avec la législation concernant l’adultère.

Lorsqu’une femme est surprise en état d’adultère, elle et son amant sont amenés au mari qui décide du sort des coupables. Le mari peut demander leur condamnation (et choisir la sanction) ou leur accorder sa grâce complète. La seule obligation est que la même sanction soit appliquée aux deux coupables (la femme et l’amant). Si le mari veut la mort de l’amant, cela impliquera aussi la mort de sa femme. Mais si le mari veut épargner sa femme, il devra aussi épargner l’amant.

Cette législation illustre parfaitement la conception juridique que je défends et qui me paraît être la plus fidèle à la vision biblique de la justice. Dieu est souverain. Son but est de maintenir la justice et restaurer celle-ci lorsqu’elle a été remise en cause. L’injustice, le péché, c’est la désobéissance envers Dieu.

La vision biblique de la justice

Lorsque quelqu’un s’éloigne de Dieu, Celui-ci va alors tout faire pour le ramener dans le droit chemin (la justice). Pour cela, Il peut bien évidemment châtier le coupable, mais Il peut aussi lui faire miséricorde. En aucun cas, Dieu n’est obligé de punir quelqu’un. Si Dieu juge que la restauration de la justice peut s’opérer par une grâce complète, alors Il est libre d’accorder cette grâce sans la moindre contrepartie. En supposant que Dieu doive nécessairement « payer une peine », la théorie de la substitution pénale porte gravement atteinte à la souveraineté de Dieu.

Nous avons dans la Bible de nombreux exemples de cette miséricorde : Caïn, après le meurtre de son frère, David, après l’adultère avec la femme d’Urie, Ninive (livre de Jonas), mais aussi le publicain de la parabole :

« Jésus dit encore cette parabole, en vue de certaines personnes se persuadant qu’elles étaient justes, et ne faisant aucun cas des autres: Deux hommes montèrent au temple pour prier; l’un était pharisien, et l’autre publicain. Le pharisien, debout, priait ainsi en lui-même: O Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont ravisseurs, injustes, adultères, ou même comme ce publicain; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tous mes revenus. Le publicain, se tenant à distance, n’osait même pas lever les yeux au ciel; mais il se frappait la poitrine, en disant: O Dieu, sois apaisé envers moi, qui suis un pécheur. Je vous le dis, celui-ci descendit dans sa maison justifié, plutôt que l’autre. Car quiconque s’élève sera abaissé, et celui qui s’abaisse sera élevé. » Luc 18 : 9-14.

Dans tous ces cas, Dieu a usé de miséricorde et a accordé sa grâce au(x) coupable(s) sans la moindre contrepartie pénale, puisque leur repentance a été considérée comme une expiation suffisante. On voit aussi cela dans la magnifique parabole du « fils prodigue », que je préfère personnellement appeler celle du « Père parfait » (Luc 15).

Dans la conception biblique de la justice, une personne qui commet une faute doit personnellement subir la peine liée à cette faute. La seule alternative possible est que celui qui en a le pouvoir (Dieu, les autorités légales, la victime) fasse miséricorde au coupable et décide de ne pas lui infliger la sanction qu’il mérite.

En revanche, en aucun cas, une substitution pénale n’est envisagée, car seule « la miséricorde triomphe du jugement » (Jacques 2 :13).

Objection 3 : La théorie de la substitution pénale se trompe de cible. Elle met l’accent sur la peine consécutive au péché et non sur le péché lui-même

Dans la théorie de la substitution pénale, le but premier du sacrifice de Jésus est d’effacer la peine du péché. On peut dire que la TSP est une théorie « anthropocentrée », c’est-à-dire « centrée sur l’homme ».

Les Ecritures au contraire sont « théocentrées », centrées sur Dieu, et le sacrifice de Jésus ne vise pas en premier lieu la peine, qui ne concerne que l’homme, mais le péché lui-même :

« Le lendemain, il vit Jésus venant à lui, et il dit: Voici l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde. » Jean 1 : 29

Jésus n’est pas venu pour enlever  la « peine du péché », mais pour enlever le péché lui-même. Certes, la peine est effacée, mais cela est une conséquence logique et non le but premier du sacrifice.

Objection 4 : La théorie de la substitution pénale se trompe sur le moment décisif du salut. D’après cette théorie nous sommes sauvés par la mort de Jésus, tandis que la Bible affirme que nous serons sauvés par sa vie

Enfin, en lien avec le point précédent, la théorie de la substitution effectue un glissement concernant le moment central du salut et le moyen par lequel il s’opère.

Suivant la logique de cette théorie, c’est la mort de Jésus en tant que telle qui produit le salut et non sa vie. En effet, si le but du sacrifice de Jésus est de « payer notre peine » et que cette peine est la mort, alors ce but est atteint dès lors que Jésus est mort sur la croix. Et puisque la peine est payée et le but atteint, la résurrection devient tout simplement inutile.

Or, cela est en contradiction flagrante avec les écrits apostoliques. Lorsqu’on lit le Nouveau Testament, on voit que l’accent est mis davantage sur la résurrection de Jésus que sur sa mort.

Mais surtout, l’apôtre Paul affirme très clairement que la mort de Jésus ne constitue que la première étape du processus de Salut, la réconciliation avec Dieu, mais c’est sa vie qui procure pleinement le salut :

« Mais Dieu prouve son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous. A plus forte raison donc, maintenant que nous sommes justifiés par son sang, serons-nous sauvés par lui de la colère. Car si, lorsque nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à plus forte raison, étant réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie. » Romains 5 : 8-10.

Ce passage n’est que la formulation la plus explicite d’un enseignement que l’on retrouve tout au long du Nouveau Testament. Or, la théorie de la substitution pénale ne parvient pas à rendre compte de cette vérité.

Conclusion

Pour terminer cet article, je récapitulerai brièvement mes quatre objections à la théorie de la substitution pénale.

Objection 1. Le principe de « substitution pénale » est incompatible avec le système sacrificiel de l’Ancien testament.

Objection 2. La théorie de la substitution pénale implique une logique judicaire contraire à la conception biblique de la justice.

Objection 3. La théorie de la substitution pénale fait erreur sur le but premier du sacrifice. Elle met l’accent sur la peine consécutive au péché et non sur le péché lui-même.

Objection 4. En lien avec l’erreur précédente, la théorie de la substitution pénale se trompe sur le moment décisif et le moyen par lequel s’opère le salut. Dans la logique de cette théorie nous sommes sauvés par la mort de Jésus, tandis que la Bible affirme que nous serons sauvés par sa vie.

A propos David Vincent 300 Articles
Né en 1993, David Vincent est chrétien évangélique et doctorant en sciences religieuses à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (#GSRL). Ses recherches portent sur l’histoire de la théologie chrétienne et de l’exégèse biblique, les rapports entre théologie et savoirs profanes, et l’historiographie confessionnelle. Il est membre de l’association Science&Foi et partage ses travaux sur son blog et sa chaîne Youtube.