Le statut des chrétiens dans l’Empire romain païen

Pline le Jeune, neveu et fils adoptif de Pline l’Ancien, fut gouverneur de Pont-Bithynie au début du 2e siècle. On a conservé de lui une correspondance de plus de 100 lettres, en comptant les réponses de ses correspondants.

Dans une de ces lettres, il questionne l’empereur Trajan (98 à 117) sur le sort à réserver aux chrétiens. Je vous propose ici ces deux textes, la lettre de Pline et la réponse de Trajan, que je commenterai ensuite.

Textes

Lettre de Pline à Trajan (Lettre 96)

« J’ai pour habitude, Seigneur, de m’en remettre à toi pour toutes les questions sur lesquelles j’ai des doutes. Car qui serait mieux à même de me guider dans mon indécision ou de m’instruire dans mon ignorance ?

Jamais je n’ai pris part à des instructions concernant les chrétiens ; je ne sais donc pas quels sont généralement l’objet et les limites de l’enquête ou de la punition. Et je suis dans la plus grande perplexité. Y a-t-il une distinction à faire entre les âges, ou les enfants, si jeunes soient-ils, sont-ils mis sur le même plan que les adultes ? Accorde-t-on le pardon au repentir ou, quand on a une fois pour toutes été chrétien, ne sert-il à rien d’avoir cessé de l’être ? Est-ce le seul nom qu’on punit, en l’absence d’actes délictueux, ou les actes délictueux associés au nom ?

En attendant, face à ceux qui m’étaient déférés en tant que chrétiens, j’ai suivi la ligne de conduite que voici. J’ai demandé aux intéressés s’ils étaient chrétiens. A ceux qui avouaient, je l’ai demandé une deuxième fois, et une troisième, en les menaçant de la peine capitale; ceux qui persévéraient, je les ai fait exécuter. Car je ne doutais pas, quelle que fût la teneur de leurs aveux, qu’au moins l’entêtement et l’obstination inflexible devaient être punis. Il y en eut d’autres, possédés par une folie semblable, que j’ai signalés comme étant à envoyer à Rome, parce qu’ils étaient citoyens romains. Peu après, le simple cours de la procédure donnant, comme c’est généralement le cas, de l’ampleur à l’accusation, plusieurs cas de figures se sont présentés.

On a placardé un écriteau anonyme contenant les noms d’un grand nombre de personnes. Ceux qui niaient être chrétiens ou l’avoir été, quand ils invoquaient les dieux suivant la formule dictée par moi et faisaient offrande d’encens et de vin à ton effigie, que j’avais dans ce but fait apporter avec les statues de divinités, et qu’en plus ils blasphémaient le Christ – choses dont aucune ne peut, dit-on, être obtenue par la contrainte de ceux qui sont véritablement chrétiens – j’ai pensé qu’ils devaient être laissés libres.

D’autres, cités par un dénonciateur, dirent qu’ils étaient chrétiens et peu après nièrent l’être ; sans doute l’avaient-ils été, disaient-ils, mais ils avaient cessé de l’être, certains depuis trois ans, d’autres depuis un plus grand nombre d’années, quelques-uns même depuis vingt ans. Tous ceux-là également ont adoré aussi bien ton effigie que les statues des dieux et ont blasphémé le Christ.

Ils affirmaient du reste que toute leur faute, ou leur erreur, avait été d’avoir pris l’habitude de se rassembler à date fixe avant l’aube, de chanter alternativement entre eux un hymne au Christ comme à un dieu et de s’engager par serment non à quelque crime, mais à ne commettre ni vols ni actes de brigandage ni adultères, à ne pas manquer à leur parole, à ne pas refuser la restitution d’un dépôt après sommation. Ces rites achevés, ils avaient eu, disaient-ils, coutume de se séparer et de se réunir de nouveau pour prendre leur nourriture, d’ailleurs ordinaire et innocente, ce qu’ils avaient même cessé de faire après mon édit, par lequel j‘avais, suivant tes instructions, interdit les sociétés secrètes. Cela m’a d’autant plus convaincu de la nécessité de chercher à connaître la vérité, fût-ce par la torture, en la tirant de deux esclaves, qu’on appelait «servantes du culte». Je n’ai rien trouvé d’autre qu’une superstition absurde, démesurée.

Aussi ai-je ajourné l’instruction pour te consulter au plus vite. Car l’affaire m’a semblé mériter que je te consulte, essentiellement en raison du nombre de prévenus : beaucoup de personnes de tout âge, de toute condition, des deux sexes aussi, sont et seront mises en prévention. Et ce n’est pas seulement dans les villes, mais également dans les villages et les campagnes que s’est répandue l’épidémie de cette superstition ; elle semble pouvoir être enrayée et guérie. On voit bien, en tout cas, que les temples, jusqu’alors abandonnés, recommencent à être fréquentés, que les rites habituels, longtemps interrompus, reprennent et que partout on vend la chair des victimes, pour laquelle jusqu’ici on trouvait très rarement un acheteur. Il est facile d’en déduire quelle foule de gens pourrait s’amender, s’il y avait une place pour le repentir. » (1)

Réponse de Trajan à Pline (Lettre 97)

« Tu as suivi, Secundus, la démarche que tu devais suivre dans l’examen de la situation de ceux qui t’avaient été déférés en tant que chrétiens. Car il n’est pas possible d’établir une règle d’ensemble qui ait pour ainsi dire une forme fixe. Il n’y a pas lieu de les faire rechercher ; dans les cas où ils sont déférés et reconnus coupables il faut les punir, avec toutefois cette réserve : que celui qui aura nié être chrétien et en aura effectivement donné une preuve manifeste, je veux dire en faisant offrande à nos dieux, aussi suspecte qu’ait été sa conduite passée obtienne le pardon pour son repentir. Quant aux écriteaux placardés anonymement, ils ne doivent avoir leur place dans aucune procédure d’accusation. Le procédé est, en effet, du plus mauvais exemple et n’est pas de notre siècle » (2)

Commentaire

La réponse de Trajan

Pline est à la tête d’une province qui compte de nombreux chrétiens, mais il ne sait pas quelle attitude adopter à leur égard. La réponse de Trajan a servi de jurisprudence. On peut retenir trois points essentiels :

  1. Le seul simple fait de se déclarer « chrétien » est passible de la peine de mort
  2. Cependant, il ne faut pas les chercher volontairement
  3. Si un chrétien après son arrestation accepte de sacrifier aux dieux, il est libéré

Les Romains et leurs dieux

Pour comprendre, la réponse de Trajan, il faut revenir sur les rapports que les Romains entretenaient avec leurs dieux. La religion romaine était fondée sur le concept de la pax deorum. Les dieux n’étaient pas des êtres lointains, mais des proches voisins supérieurs aux hommes qu’il fallait donc honorer à travers les cultes.

Être pieux, c’était rendre aux dieux l’honneur qui leur était dû. Les dieux étant satisfaits, ils accordaient, en retour, aux Romains la prospérité recherchée.

Les chrétiens n’étaient donc pas continuellement pourchassés. Lorsque tout allait bien, on ne s’en occupait pas.

Toutefois, dès qu’une catastrophe survenait, que ce soit une catastrophe naturelle, un accident ou une défaite militaire, les Romains considéraient que les dieux étaient en colère car ils n’étaient pas assez honorés. Il était donc nécessaire de procéder à des sacrifices et surtout de punir ceux qui n’étaient pas assez pieux, en l’occurrence les chrétiens qui refusaient d’honorer les dieux. C’était donc dans ces moments critiques que les persécutions étaient déclenchées.

Note

(1) Pline le Jeune, Lettres, 96.

(2) Pline le Jeune, Lettres, 97.

Bibliographie

Pline le Jeune, Lettres (tome IV). (trad. N. Méthy & H. Zehnacker), Paris, Les Belles Lettres, 2017.

A propos David Vincent 300 Articles
Né en 1993, David Vincent est chrétien évangélique et doctorant en sciences religieuses à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (#GSRL). Ses recherches portent sur l’histoire de la théologie chrétienne et de l’exégèse biblique, les rapports entre théologie et savoirs profanes, et l’historiographie confessionnelle. Il est membre de l’association Science&Foi et partage ses travaux sur son blog et sa chaîne Youtube.