Dans un article précédent, j’ai eu l’occasion d’évoquer le premier conflit au sein de l’Eglise naissante, celui concernant le rapport à la Loi de Moïse. J’aimerais maintenant évoquer un autre conflit survenu au siècle suivant, celui portant sur la date de Pâques.
La date de Pâques
La plupart des Eglises considérait que la fête de Pâques devait être célébrée un dimanche. Toutefois, certaines Eglises de tradition johannique fêtaient la Pâques le 14 Nisan, quelque soit le jour où cette date tombait.
Ici, ce n’est pas l’aspect « théologique » qui m’intéresse, car je dois avouer que cette question de date me paraît assez peu importante, puisque comme le rappelle l’apôtre Paul : « Que personne donc ne vous juge au sujet du manger ou du boire, ou au sujet d’une fête, d’une nouvelle lune, ou des sabbats » (Colossiens 2 : 16), mais plutôt le rapport à la « tradition apostolique » et la conception de l’Eglise qui apparaissent lors de ce débat. Le conflit se déroule en plusieurs « actes », que je vous propose maintenant d’examiner.
Premier acte : Polycarpe de Smyrne et Anicet
Dans un premier temps, les deux principaux protagonistes sont Anicet, l’évêque de Rome, et Polycarpe, l’évêque de Smyrne, un des disciples de Jean le Presbytre, qui forma ensuite Irénée de Lyon.
Polycarpe se déplace à Rome pour discuter avec Anicet, mais les deux évêques ne parviennent pas à se mettre d’accord, chacun restant sur ses positions. Cependant, ils ne rompent pas la communion. Au contre, ils se séparent en célébrant une eucharistie commune présidée par Polycarpe.
Cette conclusion est intéressante à plusieurs titres :
- Nous voyons que les deux évêques ne jugent pas que cette question soit suffisante pour constituer un sujet de rupture.
- L’évêque de Rome ne se considère pas comme supérieur à Polycarpe et ne peut pas lui imposer sa propre pratique. Chaque évêque a reçu sa tradition des apôtres et de leurs successeurs et si elles convergent sur l’essentiel, elles peuvent aussi diverger sur certains points secondaires, comme la date de Pâques.
- Cette non supériorité de l’évêque de Rome est aussi marquée par le fait que la présidence de l’eucharistie est cédée à Polycarpe, probablement parce que celui-ci est le plus âgé. On voit donc que les évêques sont considérés comme égaux et qu’il n’y a encore aucune préséance liée à un siège particulier.
Deuxième acte : Polycrate d’Ephèse et Victor
Quelques années plus tard, un autre évêque de Rome, un peu plus autoritaire, Victor relance la polémique et menace directement les évêques quartodécimans, terme technique pour désigner ceux qui célèbrent la Pâques le 14 Nisan, d’excommunication.
Entretemps, Polycarpe de Smyrne est mort en martyr et cette fois-ci c’est Polycrate d’Ephèse qui répond. Celui-ci paraît alors être le nouveau doyen des évêques d’Asie Mineure. Après avoir réuni ses collègues autour de lui, il adresse, en tant que porte-parole de cette assemblée, une réponse à Victor et à l’Eglise des Romains. J’ai déjà eu l’occasion de citer ce texte en d’autres circonstances, mais j’aimerais le rappeler ici :
« Nous célébrons donc avec exactitude le Jour, sans ajouter ni retrancher. En effet, c’est en Asie que se sont couchés de grands astres, qui ressusciteront au jour de l’avènement du Seigneur, quand il viendra du Ciel avec gloire et qu’il recherchera tous les saints : Philippe, l’un des douze apôtres, repose à Hiérapolis avec ses deux filles qui ont vieilli dans la virginité ; son autre fille, qui a vécu dans le Saint-Esprit, repose à Ephèse ; et encore Jean, qui a reposé sur la poitrine du Seigneur, et qui est devenu prêtre portant la lame d’or, témoin et docteur de la foi ; celui-ci repose à Ephèse ; Polycarpe de Smyrne, évêque et martyr ; et Thraséas d’Euménie, évêque et martyr ; il repose à Smyrne.
Faut-il mentionner aussi Sagaris, évêque et martyr, qui repose à Laodicée : le bienheureux Papirius, et l’eunuque Méliton, qui a toujours vécu dans le Saint-Esprit : il repose à Sardes en attendant la visite qui viendra des cieux, dans lequel il ressuscitera d’entre les morts ? Eux tous ont observé le jour pascal du 14, selon l’Evangile, sans s’écarter en rien, mais en se conformant à la règle de la foi.
Et moi aussi, Polycrate, le plus petit de vous tous, je me conforme à la tradition de mes parents, ayant pris la suite de quelques-uns d’entre eux. Sept de mes parents ont été évêques, je suis le huitième, et toujours mes parents ont observé le jour où le peuple d’Israël s’abstenait du levain. Moi donc, frères, qui ai soixante-cinq ans dans le Seigneur, qui suis en relation avec les frères du monde entier et qui ai lu toute la Sainte-Ecriture, je ne suis pas effrayé par ceux qui cherchent à m’émouvoir, car de plus grand que moi ont dit : « Il veut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. » (1)
Commentaire de la lettre de Polycrate d’Ephèse
Là encore ce texte est très intéressant. Cette fois-ci ce n’est plus l’évêque de Smyrne, mais celui d’Ephèse qui préside l’assemblée des évêques asiates. Il semble que cette présidence soit due au fait que Polycrate est maintenant le plus âgé (« soixante-cinq ans dans le Seigneur »). En effet, à l’époque ancienne, et cette coutume a persisté pendant plusieurs siècles dans certaines provinces, il n’y a pas de hiérarchie fixe entre les Eglises d’une province, mais c’est l’évêque le plus âgé qui est considéré comme le « métropolite », c’est-à-dire le président d’honneur de l’assemblée provinciale.
Dans sa réponse, Polycrate affirme sa fidélité à la tradition reçue des apôtres et des disciples du Seigneur et appuie cela en rappelant les pratiques de ses prédécesseurs et ses origines familiales.
En considérant la date du texte et la généalogie énumérée, il est très probable que la famille de Polycrate fasse partie des premières familles converties ayant directement connu les apôtres. On peut donc comprendre que celui-ci n’ait pas envie de changer ses pratiques, puisqu’il pense tenir, et certainement avec raison, cette coutume des disciples du Seigneur.
Réaction de Victor et des autres évêques
Examinons maintenant la réaction de Victor et des autres évêques.
« Sur ces entrefaites, le chef de l’Eglise romaine, Victor, tente de retrancher en bloc de l’unité commune, comme étant hétérodoxes, les communautés de toute l’Asie en même temps que les Eglises limitrophes. Il le fait même savoir par lettre, proclamant que sont excommuniés tous les frère de ce pays-là sans exception. Mais cette décision ne fut pas du goût de tous les évêques. Ils lui donnèrent en retour le conseil de soucier plutôt de la paix, de l’union avec le prochain, de la charité. On a encore leurs paroles : ils s’adressent à Victor d’une façon fort tranchante. Entre autres Irénée : écrivant au nom des frères qu’il dirigeait en Gaule, il établit d’abord qu’on ne doit célébrer le mystère de la résurrection du Seigneur que le jour du dimanche ; ensuite comme il convenait, il exhorte longuement Victor à ne pas excommunier des Eglises de Dieu entières qui conservent la tradition d’une ancienne coutume. » (3)
Ce texte est là encore très intéressant. Nous remarquons que Victor réagit de manière très autoritaire à cette lettre et excommunie tous les évêques d’Asie Mineure. Toutefois, cette décision suscite l’indignation d’autres évêques, dont Irénée de Lyon, qui lui écrivent « de manière très tranchante ». Tout en étant d’accord avec lui sur la date de Pâques, ils estiment qu’il n’a pas l’autorité pour remettre en cause une coutume ancienne.
On notera par ailleurs qu’Eusèbe le qualifie de « chef de l’Eglise des Romains » et non « chef de l’Eglise universelle ».
Dénouement
C’est finalement au concile de Nicée (325) que l’usage quartodéciman a été abandonné et que toutes les Eglises, à l’exception de quelques groupes dissidents, se sont ralliées à l’autre date.
Conclusion
En conclusion, ce débat montre surtout l’enracinement locale des différentes Eglises anciennes. A cette date, celles-ci ne considéraient absolument pas qu’il existait une Eglise plus importante qui pourrait imposer son autorité aux autres. Au contraire, toutes les Eglises apostoliques étaient à égalité et chacune préservait l’enseignement qu’elle avait reçu par l’apôtre qui l’avait fondée. Tous ces enseignements étaient en accord sur les points essentiels, mais pouvaient diverger sur des questions secondaires.
Note
(1) Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, V, 24, 16.
(2) Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, V, 24, 6-7.
(3) Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, V, 24, 9-11.
Bibliographie
Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, (trad. G. Bardy & L. Neyrand), Paris, Le Cerf, 2003.
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