Au début du mois de novembre a eu lieu un débat entre deux chrétiens et deux musulmans sur le thème : « Comment obtient-on le salut ? ». Ce sujet est effectivement une question centrale dans le dialogue entre musulmans et chrétiens.
En regardant le débat, on s’aperçoit cependant que la question aurait pu être formulée autrement : Dieu avait-il besoin du sacrifice de Jésus pour pardonner les péchés ?
Les musulmans défendaient le « non », tandis que les chrétiens argumentaient en faveur du « oui ». Les chrétiens ne se sont pas trop mal défendus. En particulier Frank Ianmatteo a cité des hadiths très pertinents pour appuyer ses propos. Hadiths auxquels ses contradicteurs musulmans n’ont pas répondu au cours du débat. Cependant, il me paraît important de préciser que tous les chrétiens n’auraient pas forcément eu la même réponse.
En effet, bien que cela n’ait pas été mentionné, les intervenants chrétiens de ce débat défendaient ce que l’on appelle la théorie de la substitution pénale. Or, cette doctrine, qui est une lecture possible du sacrifice de Jésus, n’est pas partagée par tous, loin de là. La première attestation formelle se trouve chez Dante, mais elle a surtout été développée par certains courants protestants après la Réforme.
Ceux qui suivent mon blog savent que je n’y suis personnellement pas favorable, car elle se heurte à plusieurs grosses objections, que j’ai déjà eu l’occasion de souligner dans un article précédent.
Pourquoi l’Incarnation ?
Pour en revenir au thème même du débat, je pense que le problème est ailleurs et j’aimerais développer mon avis sur le sujet à partir d’une citation d’Athanase d’Alexandrie (Père et docteur de l’Eglise ayant vécu au IVe siècle) :
« Certes s’il ne s’était agi que de la faute et non de la corruption qui s’ensuit, le repentir aurait pu suffire. Mais si, une fois que la transgression eut pris les devants, les hommes se trouvaient au pouvoir de la corruption due à leur nature et dépouillés de la grâce de leur conformité à l’Image, que faire d’autre ? Ou de qui avait-on besoin pour cette grâce et cette restauration, sinon du Verbe de Dieu qui au commencement avait créé toutes choses de rien ? C’était à lui de ramener le corruptible à l’incorruptibilité et de trouver ce qui en toutes choses convenait au Père. Etant le Verbe de Dieu, au-dessus de tout, seul par conséquent il était capable de recréer toutes choses, de souffrir pour tous les hommes et d’être au nom de tous un digne ambassadeur auprès du Père. » (1)
Je vous propose maintenant quelques commentaires pour éclairer cette citation et expliquer mon point de vue sur le sujet.
Il faut tout d’abord souligner que cette citation est tirée d’un traité sur l’incarnation. Cette information n’est pas anodine, mais révèle une conception radicalement différente du salut. A cette époque, la rédemption n’est pas séparée de l’incarnation. C’est toute l’incarnation, depuis la naissance jusqu’à la résurrection, qui participe à l’œuvre du salut. Si la mort de Jésus est décisive, elle n’est pas coupée du reste de sa vie. Ce n’est qu’à partir d’Anselme et de son traité Pourquoi Dieu s’est fait Homme que des théologiens mettront excessivement l’accent sur la mort de Jésus au détriment des autres étapes de sa vie.
Deuxièmement, nous voyons que pour Athanase, le péché n’est pas conçu comme une simple faute morale envers Dieu. C’est un aspect qui est bien sûr présent et qu’il ne faut pas négliger, mais il le dit explicitement, s’il ne s’agissait que de cela, Dieu pourrait pardonner sans rien exiger de plus, sinon le repentir.
Mais le péché est bien plus que cela. C’est aussi, surtout, une corruption qui dépasse l’homme. Et il me semble que c’est là le principal problème du débat mentionné au début de l’article Beaucoup de personnes, aussi bien chez les musulmans que chez les chrétiens, ont perdu de vue cette dimension globale du péché pour le réduire à une simple infraction à la loi divine.
Or, si on limite le péché à cela, on perd une grande partie de la réalité biblique. Si effectivement, il ne s’agissait que d’une faute, alors Dieu pourrait effectivement simplement accorder son pardon sur la base du repentir de l’individu, Athanase est très clair là-dessus. Mais parce que le péché est plus qu’une faute envers Dieu, ce repentir et ce pardon ne suffisent pas à régler le problème du péché.
Deux paraboles
Pour illustrer cela, j’aimerais vous proposer deux petites paraboles.
Imaginez qu’un père interdise à son enfant d’aller jouer au fond du jardin car il sait que c’est dangereux. L’enfant désobéit et à cause de cela se casse une jambe. Le père arrive. L’enfant regrette sa désobéissance et demande pardon à son père. Le père va-t-il lui en vouloir ? Evidemment, non. Le père pardonnera bien volontiers. Pour autant, est-ce que ce pardon est suffisant pour effacer toutes les conséquences de la désobéissance de l’enfant ? Non, sa jambe est toujours cassée.
Dans le deuxième exemple, parlons un peu d’écologie, puisque c’est un thème à la mode. Imaginez un village au bord d’un petit lac. Un des habitants peu soucieux de l’environnement, décide de construire une usine juste à côté. L’activité de l’usine est très lucrative, mais déverse de nombreux produits toxiques qui polluent le lac et, par voie de conséquence, tout l’écosystème environnant.
Finalement, le propriétaire se rend compte que son acte est mauvais et décide d’arrêter cette activité et de fermer l’usine. Il regrette sincèrement son action et demande pardon à ses concitoyens qui, n’étant pas rancuniers, lui pardonnent bien volontiers. Pour autant, cette repentance (sincère) et ce pardon suffisent-ils à effacer les conséquences environnementales de son acte ? Evidemment non. Le lac est toujours pollué.
Péché et conséquence(s)
Ce que je voulais illustrer par ces deux petites histoires, c’est qu’il faut bien distinguer au sein du péché l’acte lui-même et les conséquences de cet acte. Le problème de l’approche que nous avons pu voir dans ce débat est que les intervenants se sont focalisés sur l’acte même du péché, présenté comme une infraction à la loi divine, sans évoquer les conséquences existentielles de ce péché.
Lorsqu’Adam a péché, ce n’est pas seulement un individu qui a fauté, mais toute la Création qui a été touchée.
Conclusion
En conclusion, je dirais que Dieu peut très bien pardonner sans sacrifice, mais cela ne résoudrait pas le problème du péché.
L’œuvre du salut accomplie par Jésus n’est pas limitée à une question de pardon. Comme le dit très bien Athanase, sa mission était de rétablir ce qui avait été détruit et de restaurer ce qui avait été corrompu.
Pour reprendre mes deux paraboles, il ne s’agissait pas seulement de pardonner à l’enfant ou au constructeur de l’usine, mais aussi de guérir la jambe cassée et de nettoyer le lac. Il ne faut pas seulement pardonner le péché, il faut aussi effacer ses conséquences.
Pour terminer cet article, je vous propose de lire à nouveau la citation d’Athanase :
« Certes s’il ne s’était agi que de la faute et non de la corruption qui s’ensuit, le repentir aurait pu suffire. Mais si, une fois que la transgression eut pris les devants, les hommes se trouvaient au pouvoir de la corruption due à leur nature et dépouillés de la grâce de leur conformité à l’Image, que faire d’autre ? Ou de qui avait-on besoin pour cette grâce et cette restauration, sinon du Verbe de Dieu qui au commencement avait créé toutes choses de rien ? C’était à lui de ramener le corruptible à l’incorruptibilité et de trouver ce qui en toutes choses convenait au Père. Etant le Verbe de Dieu, au-dessus de tout, seul par conséquent il était capable de recréer toutes choses, de souffrir pour tous les hommes et d’être au nom de tous un digne ambassadeur auprès du Père. » (1)
Note
(1) Athanase d’Alexandrie, Sur l’Incarnation du Verbe, 7, 4-5.