Dans des articles précédents, j’ai évoqué plusieurs exemples de martyrs durant les persécutions des premiers siècles. J’aimerais ici revenir sur un point important que j’ai appelé « la chaîne des martyrs », mais en premier lieu il convient d’expliquer d’où viennent ces persécutions.
La pax deorum
Pour comprendre les persécutions, il faut d’abord se familiariser avec la mentalité religieuse romaine. Les Romains étaient avant tout soucieux de la pax deorum, la « paix des dieux ». Pour eux, les dieux n’étaient pas des êtres lointains et transcendants, mais au contraire des voisins tout proches. Proches, mais supérieurs aux êtres humains et comme tous les supérieurs, humains ou divins, ils devaient donc être honorés. Les honneurs qui leurs étaient dus se manifestaient à travers les cultes qui leurs étaient rendus. La piété (pietas) c’était tout simplement accomplir correctement ce devoir. En retour, les dieux accordaient leur secours à l’Empire et lui procuraient victoire et prospérité.
Le principal problème avec les chrétiens n’était pas que ceux-ci adoraient un dieu particulier, car un dieu de plus ou de moins ne changeait rien dans une conception romaine, mais que cette adoration était exclusive. Par conséquent, les chrétiens refusaient d’adorer les autres dieux. Ce refus était pour les Romains une grave impiété et c’est pour cela qu’ils qualifiaient les chrétiens « d’athées ». Mais dans une société antique, le comportement d’un « individu », terme qui est d’ailleurs quelque peu anachronique, ne concernait pas seulement cet individu mais avait des répercussions sur l’ensemble du corps social. En ce sens, l’attitude des chrétiens risquait d’attirer sur l’Empire la colère des dieux. D’où les persécutions, qui étaient en fait simplement dues aux ordres donnés par les empereurs aux citoyens d’accomplir les actes cultuels légaux.
Toutefois, il ne faut pas imaginer que les chrétiens étaient constamment poursuivis. Comme nous l’avons vu dans la lettre de Pline, le seul nom de « chrétien » pouvait valoir la peine de mort, mais, quand tout allait bien, les Romains les laissaient tranquilles. Cependant, dès qu’une catastrophe se produisait, que ce soit une catastrophe naturelle, une défaite militaire ou un « accident » (épidémie, etc.), les Romains considéraient que les dieux étaient en colère et qu’il fallait donc châtier les responsables de celle-ci, c’est-à-dire en premier lieu les chrétiens. D’où les différentes vagues de persécutions. De fait, comme ces catastrophes étaient régulières, on constate qu’à chaque génération, et ce pendant près de deux siècles, il y avait au moins une persécution qui frappait l’Eglise et particulièrement ses responsables, qui étaient bien sûr les premiers visés. Cette situation difficile a contribué à créer ce que j’ai appelé une « chaîne des martyrs », concept que j’aimerais maintenant expliquer.
La « chaîne des martyrs »
Le message de Jésus était assez radical et difficile à entendre. Par ailleurs, il parlait de sa propre autorité et ne se référait pas à une tradition antérieure. Cette attitude pouvait poser bien des questions, qu’est-ce qui prouvait que Jésus était bien la Vérité comme il l’affirmait ?
Ses miracles ont pu contribuer à crédibiliser cette affirmation, mais il ne fait pas de doute que ce sont sa mort et surtout sa résurrection qui ont scellé cette conviction dans le cœur des disciples et les ont radicalement transformés.
Toutefois, à leur tour, les disciples ont eu un message encore plus difficile à proclamer. Voilà qu’il leur fallait maintenant annoncer aux autres Judéens, puis aux païens, que le Messie attendu avait non seulement été crucifié, mais était aussi ressuscité. Que pouvait-il y avoir de plus fou que cela ? De plus « incroyable » au sens étymologique du terme (« impossible à croire ») ?
Et pourtant, leur témoignage avait une force particulière, car à cause de la mort et de la résurrection de Jésus, ses disciples ont à leur tour été prêts à mourir pour le message qu’ils annonçaient, apportant ainsi un gage de crédibilité particulièrement fort.
Il ne fait pas de doute que cette mort a été d’un grand poids pour démontrer la véracité du message, car qui serait prêt à mourir pour un mensonge ? Un fou peut-être. Mais il n’y a pas eu seulement un martyr, mais plusieurs. On peut croire ou ne pas croire à la résurrection, en revanche on ne peut pas douter que les disciples directs de Jésus, ceux qui l’ont connu durant sa vie terrestre, ont annoncé avoir vu Jésus ressuscité et y ont vraiment cru, au point de mourir pour cela.
Voyant cela, les premiers disciples qu’ils avaient à leur tour formé ont aussi été prêts à mourir pour l’Evangile. Ces disciples de la deuxième génération, comme Ignace d’Antioche, n’ont pas directement connu Jésus, mais ils ont connu les disciples qui ont annoncé la mort et la résurrection de Jésus et qui sont morts pour cela. C’est ce qu’explique très bien Ignace d’Antioche dans une de ses lettres :
« Pour moi, je sais et je cris que même après sa résurrection il était dans la chair. Et quand il vint à Pierre et à ceux qui étaient avec lui, il leur dit : « Prenez, touchez-moi et voyez que je ne suis pas un démon sans corps. » Et aussitôt ils le touchèrent étroitement unis à sa chair et à son esprit. C’est pour cela qu’ils méprisèrent la mort, et qu’ils furent trouvés supérieurs à la mort. » (1)
Par conséquent, eux-mêmes ont ensuite été prêts à mourir ce message. Et cela s’est transmis de génération en génération pendant deux siècles, jusqu’à la première « petite paix de l’Eglise » au milieu du troisième siècle. Chaque génération a reçu le témoignage (terme qui en grec se dit « martyr ») de la génération précédente et a pu ensuite le transmettre à la génération. C’est ce que j’appelle « la chaîne des martyrs ».
Conclusion
Lorsque l’on y réfléchit bien, on constate, à mon avis, que ce cas de « chaîne des martyrs » est unique dans l’histoire des religions. Partant directement de Jésus, qui est lui-même mort et ressuscité, c’est le point primordial, ce témoignage (martyr) s’est transmis de génération en génération pendant deux siècles, chaque génération de disciples scellant le message qu’elle transmettait par son propre sang.
Il ne fait pas de doute pour moi que c’est un élément important en faveur de la véracité de l’Evangile et des évangiles.
Je reprendrai probablement cette étude pour la compléter avec une comparaison concernant d’autres religions. Si vous avez d’ailleurs des cas à me soumettre, n’hésitez pas à me les signaler.
Note
Ignace d’Antioche, Lettre aux Smyrniotes, 3.
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