Polycarpe de Smyrne est un disciple johannique, responsable de l’Eglise de Smyrne durant la première moitié du deuxième siècle. Une des lettres d’Ignace d’Antioche lui était directement adressée et on a conservé de lui une lettre écrite à l’Eglise des Philippiens. En plus de cette lettre, nous avons aussi le récit de son martyre, qui est le plus ancien récit authentique de martyre actuellement conservé en dehors de la Bible. Je vous présenterai donc dans cet article ces deux documents.
La lettre aux Philippiens
Cette lettre est pastorale. Polycarpe commence par remercier l’Eglise des Philippiens d’avoir pris soin d’Ignace et de ses compagnons lors de leur passage dans la ville. Il rappelle ensuite l’importance de la mort et de la résurrection de Jésus. Il continue par quelques exhortations pratiques, dans la ligne de l’apôtre Paul, insistant en particulier sur l’importance d’une foi qui se manifeste concrètement. Au cours de cette lettre, il cite implicitement un texte de Tobie qui a pu faire l’objet d’une controverse : « l’aumône délivre de la mort » (Tobie 12 : 9). Toutefois, il faut signaler que ce texte, bien compris, est en harmonie avec les autres textes bibliques reconnus par tous, comme le rappelle d’ailleurs Philippe Melanchthon dans son Apologie de la confession d’Augsbourg.
Enfin, il faut souligner qu’il termine sa lettre en invitant les chrétiens à prier pour les autorités terrestres, même lorsqu’elles nous haïssent et nous persécutent.
Le martyre de Polycarpe
La lettre a été écrite alors que Polycarpe était encore tout jeune évêque. Quelques décennies plus tard, il meurt à son tour en martyr. Le récit de ce martyre n’est bien sûr pas de Polycarpe lui-même, puisqu’il raconte sa mort, mais a été écrit par des membres de son Eglise (Smyrne) pour une Eglise voisine (Philomélium). Cependant, j’ai pensé qu’il était utile de le présenter ici.
Ce récit illustre l’attitude que l’Eglise ancienne attendait face au martyre. Deux options extrêmes, et opposées, sont rejetées : la première est celle de se livrer volontairement au martyr, ce qui serait une forme de suicide, la seconde celle d’apostasier.
Polycarpe au contraire, essaye tant qu’il peut d’éviter la mort. Lorsqu’il sait qu’il va être arrêté, il s’enfuit et essaye de se cacher. Mais lorsqu’il est finalement arrêté, il confesse alors sa foi et refuse de renier le Seigneur. Je termine en vous proposant le récit de son exécution.
Récit du martyre
« Quand Polycarpe entra dans le stade, une voix du ciel se fit entendre : « Courage, Polycarpe, et sois un homme.» Personne ne vit celui qui parlait, mais la voix, ceux des nôtres qui étaient là l’entendirent.
Enfin, on le fit entrer, et le tumulte fut grand quand le public apprit que Polycarpe était arrêté. Le proconsul se le fit amener et lui demanda si c’était lui Polycarpe. Il répondit que oui, et le proconsul cherchait à le faire renier en lui disant. : « Aie pitié de ton grand âge », et tout le reste qu’on a coutume de dire en pareil cas : « Jure par la fortune de César, change d’avis, dis : A bas les athées. » Mais Polycarpe regarda d’un œil sévère toute cette foule de païens impies dans le stade, et fit un geste de la main contre elle, puis soupirant et levant les yeux, il dit : « A bas les athées.» Le proconsul insistait et disait : « Jure, et je te laisse aller, maudis le Christ » ; Polycarpe répondit : « Il y a quatre-vingt-six ans que je le sers, et Il ne m’a fait aucun mal ; comment pourrais-je blasphémer mon roi qui m’a sauvé ? »
Et comme il insistait encore et disait : « Jure par la fortune de César », Polycarpe répondit : « Si tu t’imagines que je vais jurer par la fortune de César, comme tu dis, et si tu fais semblant de ne pas savoir qui Je suis, écoute, je te le dis franchement : Je suis chrétien. Et si tu veux apprendre de moi la doctrine du christianisme, donne-moi un jour, et écoute-moi. » Le proconsul répondit : « Persuade cela au peuple ». Polycarpe reprit : « Avec toi, je veux bien discuter; nous avons appris en effet à donner aux autorités et aux puissances établies par Dieu le respect convenable, si cela ne nous fait pas tort. Mais ceux-là, je ne les estime pas dignes que je me défende devant eux. »
Le proconsul dit : « J’ai des bêtes, et je te livrerai à elles, si tu ne changes pas d’avis. » Il dit : « Appelle-les, il est impossible pour nous de changer d’avis pour passer du mieux au pire, mais il est bon de changer pour passer du mal à la justice. » Le proconsul lui répondit : « Je te ferai brûler par le feu, puisque tu méprises les bêtes, si tu ne changes pas d’avis. » Polycarpe lui dit : « Tu me menaces d’un feu qui brûle un moment et peu de temps après s’éteint; car tu ignores le feu du jugement à venir et du supplice éternel, réservé aux impies. Mais pourquoi tarder? Va, fais ce que tu veux. »
Voilà ce qu’il disait et beaucoup d’autres choses encore ; il était tout plein de force et de joie et son visage se remplissait de grâce. Non seulement il n’avait pas été abattu ni troublé par tout ce qu’on lui disait, mais au contraire le proconsul était stupéfait, et il envoya son héraut au milieu du stade proclamer trois fois : « Polycarpe s’est déclaré chrétien. » A ces paroles du héraut, toute la foule des païens et des Juifs établis à Smyrne, avec un déchaînement de colère, se mit à pousser de grands cris : « Voilà le docteur de l’Asie, le Père des chrétiens, le destructeur de nos dieux; c’est lui qui enseigne tant de gens à ne pas sacrifier et à ne pas adorer. » En disant cela ils poussaient des cris et demandaient à l’asiarque Philippe de lâcher un lion sur Polycarpe. Celui-ci répondit qu’il n’en avait pas le droit, puisque les combats de bêtes étaient terminés. Alors il leur vint à l’esprit de crier tous ensemble : « Que Polycarpe soit brûlé vif ! ». Il fallait que s’accomplît la vision qui lui avait été montrée : pendant sa prière voyant son oreiller en feu, il avait dit prophétiquement aux fidèles qui étaient avec lui : « Je dois être brûlé vif ».
Alors les choses allèrent très vite, en moins de temps qu’il n’en fallait pour les dire; sur-le-champ la foule alla ramasser dans les ateliers et dans les bains du bois et des fagots—, les Juifs surtout y mettaient de l’ardeur, selon leur habitude. Quand le bûcher fut prêt, il déposa lui-même tous ses vêtements et détacha sa ceinture, puis il voulut se déchausser lui-même : il ne le faisait pas auparavant, parce que toujours les fidèles s’empressaient à qui le premier toucherait son corps : même avant son martyre, il était toujours entouré de respect à cause de la sainteté de sa vie. Aussitôt donc on plaça autour de lui les matériaux préparés pour le bûcher; comme on allait l’y clouer, il dit : « Laissez-moi ainsi : celui qui me donne la force de supporter le feu, me donnera aussi, même sans la protection de vos clous, de rester immobile sur le bûcher. »
On ne le cloua donc pas, mais on l’attacha. Les mains derrière le dos et attaché, il paraissait comme un bélier de choix pris d’un grand troupeau pour le sacrifice, un holocauste agréable préparé pour Dieu. Levant les yeux au ciel, il dit :
« Seigneur, Dieu tout-puissant, Père de ton enfant bien-aimé et béni, Jésus-Christ, par qui nous avons reçu la connaissance de ton nom, Dieu des anges, des puissances, de toute la création, et de toute la race des justes qui vivent en ta présence, je te bénis pour m’avoir jugé digne de ce jour et de cette heure, de prendre part, au nombre de tes martyrs, au calice de ton Christ, pour la résurrection de la vie éternelle de l’âme et du corps, dans l’incorruptibilité de l’Esprit-Saint. Avec eux puissé-je être admis aujourd’hui en ta présence comme un sacrifice gras et agréable, comme tu l’avais préparé et manifesté d’avance, comme tu l’as réalisé, Dieu sans mensonge et véritable. Et c’est pourquoi pour toutes choses je te loue, je te bénis, je te glorifie, par le grand-prêtre éternel et céleste Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé, par qui soit la gloire à toi avec lui et l’Esprit-Saint maintenant et dans les siècles à venir. Amen. »
Quand il eut fait monter cet amen et achevé sa prière, les hommes du feu allumèrent le feu. Une grande flamme brilla, et nous vîmes une merveille, nous à qui il fut donné de la voir, et qui avions été gardés pour annoncer aux autres ces événements. Le feu présenta la forme d’une voûte, comme la voile d’un vaisseau gonflée par le vent, qui entourait comme d’un rempart le corps du martyr; il était au milieu, non comme une chair qui brûle, mais comme un pain qui cuit, ou comme de l’or ou de l’argent brillant dans la fournaise. Et nous sentions un parfum pareil à une bouffée d’encens ou à quelque autre précieux aromate. A la fin, voyant que le feu ne pouvait consumer son corps, les impies ordonnèrent au confector d’aller le percer de son poignard. Quand il le fit, jaillit une quantité de sang qui éteignit le feu, et toute la foule s’étonna de voir une telle différence entre les incroyants et les élus. Parmi ceux-ci fut l’admirable martyr Polycarpe qui fut, en nos jours, un maître apostolique et prophétique, l’évêque de l’Église catholique de Smyrne ; toute parole qui est sortie de sa bouche s’est accomplie ou s’accomplira. » (1)
Note
(1) Eglise de Smyrne, Martyre de Polycarpe, IX-XVI.
Bibliographie
Ignace d’Antioche & Polycarpe de Smyrne. Lettres. Martyre de Polycarpe, (trad. P. Th. Camelot, o.p.), Paris, Le Cerf, 1969. (4e édition revue et corrigée).