Dans un article précédent, j’ai eu l’occasion de présenter L’épopée de Gilgamesh. Dans celui-ci, j’aimerais revenir sur un passage plus précis qui est le récit du déluge par Uta-Napishtim.
J’ai donc recopié le texte de la traduction française de Jean Bottéro. Je proposerai ensuite en vidéo un bref commentaire et une comparaison avec le récit biblique.
Le récit
Uta-Napishtim s’adressa donc à lui, Gilgamesh :
« Gilgamesh :
Je vais te révéler un mystère,
te confier un secret des dieux !
Tu connais
La ville de Surupak,
Sise,
Au bord de l’Euphrate,
Vieille Cité,
Hantée par les dieux.
C’est là que l’envie prit aux plus grands dieux
De provoquer le Déluge.
Les instigateurs en étaient
Anu, leur père ;
Enlil-le-preux,
Leur souverain ;
Leur Préfet,
Ninurta,
Et Ennugi
Leur contremaître.
Mais, bien qu’ayant juré le secret avec eux,
Ea-le-Prince
Répéta leur propos
A ma palissade :
« Palissade ! Ô palissade !
Paroi ! Paroi !
Ecoute, palissade !
Rappelle-toi ceci paroi :
Ô roi de Surupak,
Fils de Ubar-Tutu
Démolis ta maison,
Pour te faire un bateau !
Renonce à tes richesses,
Pour te sauver la vie !
Détourne-toi de tes biens,
Pour te garder sain-et-sauf !
Mais embarque avec toi
Des spécimens de tous les animaux !
Le bateau
Que tu dois fabriquer
Sera une construction
Equilatérale,
A longueur et largeur
Identiques.
Tu le toitureras
Comme l’Apsû »
Moi, lorsque j’eus compris,
Je m’adressai à Monseigneur Ea :
« L’ordre que tu viens de me donner,
Monseigneur,
Je m’y appliquerai
Et l’exécuterai !
Mais comment faire face
A ma ville, au peuple, aux Anciens ? »
Alors, Ea ouvrit la bouche,
Prit la parole
Et s’adressa ainsi
A moi son serviteur :
« Homme !
Tu leurs diras ceci :
« Je crains qu’Enlil
Ne m’ait pris en grippe !
Je ne resterai donc plus
En votre cité,
Je ne garderai plus les pieds
Sur le territoire d’Enlil.
Mais je descendrai en l’Apsû
Demeurer auprès de Monseigneur Ea !
Alors, Enlil fera pleuvoir sur vous
L’abondance :
Oiseaux à profusion
Et poissons par corbeilles.
Il vous accordera
Les moissons les plus riches :
Sur vous il fera choir,
A l’aurore des petits pains
Et des averses
Au crépuscule ! »
Lorsque brilla
Le point du jour,
Tout le pays
Se rassembla autour de moi :
Charpentiers
Avec leurs cognées
Roseleurs
Munis de leurs mailloches-de-pierres
(…)
Les gaillards
(…)
Les plus riches
Apportaient le bitume ;
Les plus pauvres
Le fourniment.
Au bout de cinq jours,
J’avais monté l’armature du bateau :
Trois milles six cent mètres carrés de superficie,
Soixante mètres de flancs ;
Son périmètre externe,
Carré sur soixante mètres de côté.
Puis j’en établis et aménageai
Le cadre intérieur,
Le plafonnant
A six reprises,
Pour le subdiviser
En sept étages,
Dont je décomposai le volume
En neuf compartiments.
Je plantai en ses flancs
Des chevilles à l’épreuve de l’eau
Puis je pourvus aux gaffes
Et mis en place l’armement.
Je jetai au creuset
Dix mille huit cents litres d’asphalte,
Ce qui donna autant
De bitume.
Les porte-baquet ayant transporté,
Ces dix mille huit cents litres,
Déduction faite des trois mille six cents
Que prit le calfatage,
Le Nocher en mit donc
Sept mille deux cents en réserve.
Pour les artisans,
Je fis abattre les bœufs nécessaires
Et sacrifiai chaque jour,
Les moutons requis.
Cervoise, bière fine,
Huile et vin,
Ces ouvriers en consommèrent
Autant qu’eau de rivière !
On fit enfin une fête
Comme pour l’Akitu
Et moi, le jour tombé,
Je fis toilette.
Le soir du septième jour,
Le bateau était achevé.
Mais comme sa mise à l’eau
Etait fort difficile,
On amena, du haut en bas,
Des rondins de roulage,
Jusqu’à ce que ses flancs
Fussent immergés aux deux tiers.
Au lendemain tout ce que je possédais
Je l’en chargeai :
Tout ce que j’avais d’argent,
Tout ce que j’avais d’or
Tout ce que j’avais
D’animaux domestiques de toute sorte.
J’embarquai ma famille
Et ma maisonnée entières,
Ainsi que gros et petits animaux sauvages,
Et tous les techniciens.
Shamash
M’avait fixé le fixé moment :
« Quand je ferai pleuvoir,
A l’aurore des petits pains
Et des averses de froment, au crépuscule,
Introduis-toi dans le bateau
Et obtures-en l’écoutille ! »
Et le moment fatal arrive :
Lorsque, dès l’aurore,
Il tomba des petits pains,
Et des averses de froment, au crépuscule,
J’examinai
L’aspect du temps :
Il était
Effrayant à voir !
Je m’introduisis donc dans le bateau,
Et j’en fermai l’écoutille :
Celui qui la ferma,
Puzur-Amurru, un nocher,
Je lui fis présent de mon palais,
Avec ses richesses.
Lorsque brilla
Le point du jour,
Monta de l’horizon
Une noire nuée,
Dans laquelle
Tonnait Adad
Précédé
De Shullat et Hanish,
Hérauts divins
Qui sillonnaient collines et plat pays.
Nergal
Arracha les étais des vannes célestes
Et Ninurta se mit
A faire déborder les barrages d’en haut,
Tandis que les dieux infernaux
Brandissant des torches,
Incendiaient, de leur embrasement,
Le pays (tout entier).
Adad déploya dans le ciel
Son silence-de-mort,
Réduisant en ténèbres
Tout ce qui avait été lumineux.
(…)
Brisèrent la terre comme un pot.
Le premier jour
Que souffla la tempête,
Si furieuse elle souffla
(…)
Et l’anathème passa
Sur les hommes, comme la guerre.
Personne
Ne voyait plus personne :
Du ciel, les multitudes n’étaient plus discernables,
Parmi ces trombes d’eau.
Les dieux
Etaient épouvantés par ce déluge :
Prenant la fuite,
Ils grimpèrent jusqu’au plus haut du ciel,
Où, tels de chiens, ils demeuraient pelotonnés
Et accroupis au sol.
La déesse criait
Comme une parturiente-
Belit-ili, à la belle voix,
Se lamentait disant :
« Ah ! s’il n’avait jamais existé,
Ce jour-là,
Où parmi l’Assemblée des dieux,
Je me suis prononcée en mauvaise part !
Comment, dans cette assemblée,
Ai-je pu, de la sorte,
Décider un pareil carnage
Pour anéantir les populations ?
Je n’aurai donc mis
Mes gens au monde,
Que pour en remplir la mer,
Comme de poissonnaille ! »
Et les dieux de la haute classe
De se lamenter avec elle !
Tous les dieux
Demeuraient prostrés,
En larmes,
Au désespoir (…)
Lèvres brûlantes,
Et dans l’angoisse.
Six jours
Et sept nuits durant,
Bourrasques, pluies battantes,
Ouragan et déluge
Continuèrent de saccager la terre.
Le septième jour arrivé,
Tempête, déluge et hécatombe cessèrent,
Après avoir distribué leurs coups au hasard,
Comme une femme dans les douleurs.
La « mer » se calma et s’immobilisa,
Ouragan et déluge s’étant interrompus !
Je regardai alentour :
Le silence régnait !
Tous les hommes avaient été
Retransformés en argile ;
Et la plaine liquide
Semblait un toit-terrasse.
J’ouvris une lucarne
Et l’air vif me sauta au visage.
Je tombai à genoux, immobile,
Et pleurai :
Les larmes ruisselaient
Sur mes joues.
Puis je cherchai du regard des côtés,
A l’horizon.
A quelques encablures,
Une langue de terre émergeait :
C’était le mont Nisir
Où le bateau accosta.
Le Nisir le teint,
Sans le laisser repartir.
Un cinquième, un sixième jour,
Le Nisir le retint,
Sans le laisser repartir.
Lorsque arriva,
Le septième jour,
Je pris une colombe
Et la lâchai.
La colombe s’en fut,
Puis revint :
N’ayant rien vu où se poser,
Elle s’en retournait.
Puis je pris une hirondelle
Et la lâchai.
L’hirondelle s’en fut,
Puis revint :
N’ayant rien vu où se poser,
Elle s’en retournait.
Puis je pris un corbeau
Et le lâchai.
Le corbeau s’en fut,
Mais, ayant trouvé le retrait des eaux,
Il picora, il croassa, il s’ébroua,
Mais ne s’en revint plus.
Alors, je dispersai tout aux quatre-vents
Et fis un banquet-pour-les-dieux,
Disposant le repas
Sur le faîte de la montagne !
Je plaçai, de chaque côté,
Sept vases-rituels à boire,
Et en retrait, dans le brûle-parfums,
Cymbo, pogon, cèdre et myrte,
Les dieux,
Humant l’odeur,
Humant
La bonne odeur,
S’attroupèrent comme des mouches
Autour de l’ordonnateur du banquet.
Mais, dès son arrivée,
La princesse divine
Brandit le collier de grandes mouches
Qu’Anu lui avait fait
Au temps de leurs amours :
« Ô dieux ici présents s’exclama-t-elle,
je n’oublierai jamais
ces lazulites de mon collier !
Jamais je n’oublierai, non, ces jours funestes :
J’en ferai perpétuellement mémoire !
Les autres dieux
Pouvaient venir prendre part au repas,
Mais Enlil
N’y aurait point dû paraître,
Puisque, inconsidérément,
Il a décidé le déluge,
Et livré mes gens
A l’extermination ! »
Enlil pourtant,
Aussitôt arrivé,
Aperçut le bateau
Et entra en fureur.
Plein de courroux
Contre les dieux :
« Quelqu’un
a donc eu la vie sauve,
alors qu’il ne devait rester
pas un seul survivant du carnage ! »
Ninurta ouvrit alors la bouche,
Prit la parole
Et s’adressa à Enlil-le-preux :
« Qui donc, hormis Ea,
pouvait mener à bien l’opération,
puisque Ea
sait tout faire ? »
Ea ouvrit la bouche
Prit la parole
Et s’adressa à Enlil-le-preux :
« Mais toi, le plus sage des dieux,
le plus vaillant,
Comment as-tu pu, aussi inconsidérément,
Décider le déluge ?
Fais porter sa coulpe
Au seul coupable,
Et son péché,
Au seul pécheur !
Ou alors, au lieu de les supprimer,
Pardonne-leur,
Ne les anéantis pas :
Sois-leur clément !
Plutôt que ce déluge,
Mieux eussent valu des lions
Pour décimer les hommes !
Plutôt que ce déluge
La disette eût mieux valu,
Pour débiliter le pays !
Plutôt que ce déluge,
L’épidémie eût mieux valu,
Pour frapper ça et là les hommes !
Non ! Je n’ai pas dévoilé
Le secret juré des grands dieux !
J’ai seulement fait voir à Supersage un songe,
Et c’est ainsi qu’il a appris ce secret !
A présent,
Décidez de son sort ! »
Alors, Enlil
Monta sur le bateau,
Me prit la main
Et me fit monter avec lui ;
Il fit aussi monter et s’agenouiller
Ma femme, près de moi.
Il nous toucha le front,
Et, debout entre nous,
Nous bénit en ces termes :
« Uta-Napishtim, jusqu’ici,
n’était qu’un être humain :
désormais, lui et sa femme,
seront semblables à nous les dieux !
Mais ils demeureront au loin :
A l’Embouchure des Fleuves !
Ainsi nous enleva-t-on
Pour nous installer au loin :
A l’Embouchure des Fleuves ! »
Commentaire